CHAPITRE XIV

 

Dans Grand Avenue régnait une chaleur saharienne. J’enlevai mon veston et le portai sur mon bras. À mes côtés, mon oncle ne semblait pas incommodé, malgré son veston, son gilet et son chapeau. Il doit y avoir un truc là-dessous, songeai-je. Comment fait-il ?

Nous traversâmes le pont, gagnâmes Halsted et l’immeuble où habitait Bunny. Nous montâmes l’escalier et frappâmes à sa porte.

J’entendis le lit craquer. Bunny entrouvrit la porte, puis il ouvrit franchement en me reconnaissant. Il était en pantoufles.

— Tiens ! fit-il. J’allais me lever. Entrez.

Nous entrâmes tous. Bassett s’appuya contre la porte. Mon oncle et moi nous assîmes sur le lit. On étouffait dans cette chambre, et je souhaitai que nous n’y restions pas longtemps.

Mon oncle regardait Bunny avec un drôle d’air. Il paraissait étonné, presque stupéfait.

— Bunny, je te présente mon oncle Ambroise… Mr. Bassett, le détective chargé de l’affaire de papa.

J’observai Bunny, sans pouvoir le trouver étonnant. Il portait une vieille robe de chambre. Pas rasé encore, les cheveux ébouriffés, le teint d’un homme qui a bu quelques verres la veille, sans excès.

— Heureux de vous connaître, Bassett. Et vous, Ambroise… Ed m’a beaucoup parlé de vous.

— Mon oncle est un peu fou, dis-je, mais c’est un brave type.

Bunny s’approcha de la commode sur laquelle se trouvaient une bouteille et des verres.

— Prendrez-vous quelque chose, Messieurs ?

— Plus tard, Wilson, interrompit Bassett. Asseyez-vous… Je voudrais vérifier cet alibi que vous avez fourni à Madge Hunter. Je n’ai pas insisté, sur le moment, parce que je m’occupais d’autre chose, mais j’aimerais savoir, maintenant, si vous pouvez prouver l’heure à laquelle…

— Taisez-vous, Bassett, interrompit mon oncle.

Le détective le regarda avec colère.

— Qu’est-ce qui vous prend, Hunter ? Mêlez-vous de ce qui vous regarde, sinon…

Bassett avança d’un pas vers le lit, mais s’arrêta soudain en voyant que mon oncle ne faisait aucune attention à lui. Il fixait toujours Bunny, avec la curieuse expression que j’avais déjà remarquée.

— Je ne comprends pas, Bunny, dit-il. Vous ne correspondez pas à l’idée que je m’étais faite de vous. Vous n’avez pas l’air d’un tueur. Néanmoins, vous avez tué Wally, n’est-ce pas ?

Il y eut un silence, qui se prolongea tellement qu’on pouvait l’interpréter comme une réponse.

Mon oncle demanda, tranquillement :

— Vous avez la police ?

— Oui, répondit Bunny. Là, dans le tiroir du haut.

Bassett sembla se réveiller. Il s’approcha de la commode et ouvrit le tiroir. Après avoir fouillé sous quelques chemises, il en retira une grande enveloppe de papier épais et dit :

— Je suis bouché, sans doute, mais je ne comprends pas comment Wilson pouvait faire argent de ceci ? Madge est la bénéficiaire, n’est-ce pas ?

— Il comptait l’épouser, dit mon oncle. Madge le trouvait à son goût, répugnait, en outre, à reprendre son métier de serveuse. Elle est de ces femmes qui se remarient vite… Enfin, je n’ai pas besoin de faire un dessin ?

— Vous voulez dire qu’il ignorait l’existence du reçu de la prime ? Il croyait que Madge n’apprendrait l’existence de la police qu’après le mariage ? Mais comment expliquerait-il le fait de l’avoir cachée ?

— Ce ne serait pas nécessaire. Après leur union, il prétendrait l’avoir découverte parmi les affaires de Wally. Et Madge lui permettrait de se servir de l’argent pour acquérir une imprimerie. Il arriverait facilement à la persuader, car les bénéfices de l’imprimerie les feraient vivre.

Bunny fit un signe d’assentiment.

— Elle essayait sans cesse d’inspirer de l’ambition à Wally, dit-il. Mais ça ne l’intéressait pas.

L’oncle Ambroise enleva son chapeau, essuya son front où perlaient des gouttes de sueur. Il ne donnait plus la même impression de fraîcheur qu’auparavant.

— Bunny, je ne comprends pas très bien. À moins que… C’est vous qui avez eu l’idée ? Vous ou Wally ?

— C’est lui. Je le jure ! Il voulait que je le tue, sinon je n’en aurais jamais eu l’idée. Il ne cessait de revenir là-dessus. Bien sûr, il ne m’a jamais dit franchement : « Tue-moi, mon vieux ! » mais depuis que nous avions pris l’habitude de sortir ensemble, depuis qu’il avait su que j’avais besoin d’argent pour acheter mon imprimerie, que Madge et moi nous nous plaisions, il ne cessait de me harceler.

— Qu’entendez-vous par-là ? demanda Bassett.

— Eh bien, il me dit où il cachait la police, dans son casier de l’imprimerie, que personne n’en connaissait l’existence. Il disait : « Madge t’aime bien, Bunny. S’il m’arrivait quelque chose… » Que diable, il matérialisait tout ! En cas de malheur, disait-il, mieux valait que, dès l’abord, Madge ne sût rien de la police d’assurance ; si elle touchait le magot immédiatement, elle irait le claquer en Californie ou ailleurs. Wally désirait faire en sorte qu’elle ne sût l’existence de l’argent qu’après l’union de Madge avec un type qui le placerait raisonnablement.

— Mais tout ça ne signifiait pas : « Tuez-moi ! » Il disait seulement : « Dans le cas où il m’arriverait malheur. »

Bunny hocha la tête.

— Oui, mais sa vraie pensée allait au-delà. Il me disait qu’il regrettait de ne pas avoir le courage de se détruire, malgré le désir qu’il en avait, qu’on lui rendrait service…

— Qu’arriva-t-il, ce soir-là ? demanda Bassett.

— Tout s’est passé comme je l’ai raconté à Ed, jusqu’à minuit et demi. Je raccompagnai Madge chez elle, à ce moment-là, et non à une heure et demie. Après, je pensai qu’elle ne devait pas savoir l’heure et que je nous protégeais tous deux en déclarant qu’il était une heure et demie.

« À ce moment j’avais cessé de chercher Wally. Je savais qu’une partie de poker avait lieu jusqu’à l’aube dans une boîte de Chicago Avenue, près de la rivière. Je remontais Orléans Street et j’arrivais presque à Chicago Avenue lorsque je rencontrai Wally. Il rentrait chez lui, assez éméché, et chargé de quatre bouteilles de bière.

« Il insista pour que je l’accompagne, me donna une des bouteilles en me priant de la porter. Une seule. Il choisit, comme raccourci, la plus sombre ruelle, éclairée à l’autre bout seulement par un lampadaire de la rue perpendiculaire. Il marchait devant moi, sans parler, puis il ôta son chapeau… bref, il voulait que je le fasse, que je l’assomme ! J’aurais Madge et ma propre imprimerie, objet de mes désirs de toujours… et je l’ai fait.

— Mais alors… commença Bassett.

Mon oncle l’interrompit.

— Taisez-vous, policier ! Que vous faut-il de plus ? Laissez-le tranquille. Je comprends tout, maintenant.

Il s’approcha de la commode et remplit des verres. Il me regarda, mais je fis un signe de dénégation. Il versa du whisky dans trois verres, donna celui où il en avait versé davantage à Bunny.

Bunny se leva, il but l’alcool d’un coup, et se dirigea vers la porte de la salle de bains. Il allait presque la franchir lorsque Bassett sembla comprendre. Le policier hurla : « Hé, ne… » et s’élança pour saisir la poignée de la porte que Bunny allait fermer, avant que ce dernier puisse mettre le verrou à l’intérieur.

Mon oncle tituba contre Bassett et nous entendîmes le bruit sec du verrou glissant dans le crampon.

— Nom de Dieu ! cria Bassett. Il va…

— Bien sûr, Frank, dit mon oncle. Cela vaut mieux ainsi. Allons, Ed, sortons d’ici…

Je le désirais, vivement.

Je dus presque courir pour le suivre, dans la rue. Nous couvrîmes une centaine de mètres avant qu’il parût s’apercevoir de ma présence. Il ralentit alors et m’adressa un sourire.

— Quels ballots nous sommes, petit ! Dire que nous chassions le gros gibier et que nous avons attrapé un lapin !

— Je regrette cette chasse.

— Moi aussi. C’est ma faute. Quand j’ai vu ce mot, il y a une heure, j’ai su que Bunny avait fait le coup, mais je ne comprenais pas pourquoi. Je ne l’avais jamais vu… Que diable, j’aurais dû aller chez lui, seul, sans Bassett…

— Ce mot, commenta-t-il… Oh, je vois, maintenant que vous avez attiré mon attention là-dessus ! Il a correctement orthographié le nom. C’est ça, n’est-ce pas ?

— Oui. Anderz. Il t’avait entendu le prononcer au téléphone, tu ne l’avais pas épelé. Il l’aurait normalement écrit « Anders » s’il ne l’avait lu sur la police d’assurance, dont il prétendait ignorer l’existence.

— J’ai lu ce mot, sans comprendre…

— Je savais qu’il ne s’agissait pas d’un suicide, continua mon oncle sans paraître m’entendre. Comme je te l’ai dit, Wally était incapable de se tuer, un phénomène d’inhibition l’en eût empêché. Mais je n’aurais jamais supposé qu’il eût dégringolé au point de manigancer une pareille histoire. Faut-il que la vie l’ait malmené ! Embarquer Bunny ainsi…

— Il croyait lui rendre service.

— Espérons-le, mais il s’est trompé.

— Depuis combien de temps croyez-vous que ses plans étaient faits ?

— Il a pris cette assurance à Gary, il y a cinq ans. Après avoir accepté le pot-de-vin de Reynolds destiné à obtenir l’acquittement de son frère, il le fit condamner, avec l’espoir, sans doute, que la bande Reynolds lui réglerait son compte. Mais quelque chose arriva alors qui lui fit changer d’idée, ou il prit peur, car il fila de Gary comme un voleur et il brouilla sa piste. Il devait ignorer la présence de Reynolds à Chicago, sans quoi il ne se serait pas préoccupé de Bunny : il n’avait qu’à s’adresser à Reynolds, qui l’aurait liquidé à moins de frais.

— Depuis cinq ans, il…

— Mais oui, cette idée n’a cessé de le travailler. Il continua de payer les primes de l’assurance, du moment qu’il l’avait souscrite, se promettant, sans doute, d’agir ainsi jusqu’à ce que tu aies trouvé un bon travail, après tes études. Il a dû entreprendre Bunny vers le moment où tu es entré à l’imprimerie Elwood. Mon Dieu !

Nous attendions que le feu rouge virât au vert. Nous allions traverser Michigan Boulevard, ayant marché plus loin que je ne croyais. Après, mon oncle me demanda :

— On prend une bière, petit ?

— J’aimerais mieux un Martini. Un seul.

— Alors, je vais t’en offrir un dans une boîte chic. Viens, je vais te faire voir du pays !

Nous longeâmes Michigan Boulevard jusqu’à l’hôtel Allerton. À l’intérieur, un ascenseur spécial nous fit monter jusqu’au sommet, et le trajet dura un long moment, car l’Allerton est un building de haute taille.

Un bar, très élégant, occupait tout le dernier étage. Il y faisait bon, grâce aux fenêtres ouvertes ; à cette hauteur, la brise était vraiment fraîche.

Nous prîmes une table près d’une fenêtre, pour jouir de la vue. Le soleil brillait sur les gratte-ciel, qui semblaient des doigts pointant vers la voûte céleste. Un spectacle magnifique, presque incroyable.

— C’est beau, petit ?

— Beau comme l’enfer, répondis-je. Mais on s’y brûle les ailes !

Il se mit à rire, de ce rire qui dessinait de petites rides autour de ses yeux.

— Une ville inouïe, petit. On peut y vivre les plus folles aventures ; et toutes ne sont pas fâcheuses…

Je fis un signe d’assentiment.

— Claire, par exemple.

— Et ta façon de bluffer les voyous de Kaufman ! Et le coup que tu as donné à Bassett en lui apprenant où se trouve l’argent Waupaca ! Il passera le reste de sa vie à se demander comment tu l’as su.

Mon oncle se mit à rire.

— Il y a quelques jours, petit, je t’ai un peu troublé en t’apprenant que ton père, à ton âge, s’était battu en duel et avait eu pour maîtresse la femme d’un directeur de journal. Mais tu ne te débrouilles pas trop mal, non plus ! Je suis un peu plus âgé que toi, mais je n’ai pas encore tué un bandit avec un tisonnier de rien du tout, ni couché avec la poule d’un de ces messieurs !

— C’est fini, maintenant, je reprends mon boulot. Vous retournez à la foire ?

— Oui. Tu vas devenir imprimeur ?

— Pourquoi pas ?

— Bien sûr. C’est du bon boulot, ça vaut mieux que d’être forain. Ce n’est pas un métier sûr. On vit dans des tentes, comme des Bédouins, on n’a jamais un chez-soi. On mange mal, et quand il pleut, on crève d’ennui. Une vie infernale !

Je me sentis déçu, non pas que je comptais l’accompagner, mais j’aurais voulu qu’il me le propose. C’est bête, mais c’est comme ça.

— Oui, c’est une vie infernale. Mais si jamais ça te tentait, petit, je faciliterais tes débuts. Tu pourrais réussir, tu as ce qu’il faut pour ça.

— Merci, répondis-je. Mais… bien sûr…

— O.K., fit-il, je ne te pousserais jamais à le faire. Je vais envoyer une dépêche à Hoagy, puis j’irai à l’hôtel faire mes paquets.

— Alors, adieu !

Il me serra la main et partit. Je restai là et contemplai le spectacle qu’encadrait la fenêtre.

Je renvoyai la servante qui vint me demander si je voulais une autre consommation.

Je restai assis longtemps. Les ombres portées des monstrueux buildings s’allongèrent, le bleu clair du lac devint plus foncé. La brise fraîche entrait toujours par la fenêtre ouverte.

Puis je me levai, bouleversé soudain à l’idée qu’il était parti sans moi. J’avisai une cabine téléphonique et j’appelai l’hôtel Wacker : on me mit en communication avec la chambre de mon oncle, il s’y trouvait encore.

— Ici, Ed, dis-je. Je viens avec vous.

— Je t’attendais. Tu as mis un peu plus de temps que je ne le pensais.

— Je cours chez moi remplir une valise. Je vous retrouve ensuite à la gare ?

— Nous rentrons par un train de marchandises, petit. Je suis fauché, il ne me reste que quelques dollars pour bouffer en route.

— Fauché ? répétai-je. C’est impossible ! Il vous restait encore deux cents dollars, il y a quelques heures !

Il se mit à rire.

— L’argent d’un forain lui file entre les doigts, je te l’ai déjà dit. Rendez-vous au coin de Clark Street et de Grand dans une heure. Nous prendrons un autobus et nous trouverons bien un train de marchandises un peu plus loin.

Je rentrai vite à la maison et fis mes paquets, heureux à la fois et désolé que maman et Gardie soient sorties. Je leur laissai un mot.

L’oncle Ambroise m’attendait au coin de la rue, lorsque j’y parvins. Il tenait à la main sa valise et un étui à trombone, neuf.

Mon coup d’œil le fit sourire.

— Un cadeau pour toi, petit. À la foire, tu apprendras à t’en servir : plus tu feras de bruit, mieux ça plaira ! Et un jour tu joueras si bien que tu nous quitteras, peut-être. Harry James a bien débuté dans un orchestre de cirque !

Il ne me permit pas d’ouvrir l’étui. Nous prîmes un autobus qui nous mena dans les faubourgs. Puis nous avisâmes la gare de marchandises et nous traversâmes quelques voies.

— Nous sommes des vagabonds, maintenant ! dit mon oncle. Demain soir, nous débarquerons à la foire.

On formait un train. Nous trouvâmes un wagon vide et nous y montâmes. Le soir tombait, on n’y voyait guère dans le wagon, mais j’ouvris l’étui.

Je poussai une exclamation et ma gorge se serra, car je venais de comprendre comment mon oncle avait dépensé deux cents dollars, ou presque !

C’était un instrument de professionnel, un magnifique trombone. Le métal brillait tellement qu’on pouvait l’utiliser comme miroir. Je le soupesai avec respect, le trouvai léger comme une plume.

Une merveille ! Je le sortis de l’étui, l’ajustai, appréciai le parfait équilibre de l’instrument.

Je me rappelai mon expérience du trombone à l’école de Gary, et, portant l’embouchure à mes lèvres, essayai d’en tirer quelques notes. Ce ne fut guère brillant, mais je persévérai…

Le convoi s’ébranla lentement, avec force secousses. Je continuai à jouer, heureux de sentir que je n’avais pas tout oublié et que je m’y remettrais vite.

Puis quelqu’un cria « Hé, là ! » et je vis que ma sérénade allait nous causer des ennuis. Un garde-freins courait à côté du convoi, rattrapait notre wagon. Il hurla : « Descendez ! » et mit ses mains sur le plancher du wagon pour faire un rétablissement et sauter à nos côtés.

— Passe-moi ton outil, me dit mon oncle.

Il le prit, s’approcha de la porte, emboucha le trombone et lança à la tête du garde-freins une note horrible, criarde et fausse, de quoi vous faire grincer des dents.

Le bonhomme jura et lâcha prise. Il courut encore un peu, puis il abandonna car le train prenait de la vitesse.

Mon oncle me rendit l’instrument. Tous deux, nous éclatâmes de rire.

Puis, je me remis à jouer. Je parvins enfin à lancer quelques notes claires, riches, pleines de résonnance, dont je ne me serais pas cru capable.

Puis, je cafouillai de nouveau, et mon oncle se remit à rire. Je dus renoncer à jouer encore, je riais trop. Le fou-rire nous gagna tous les deux.

Ce fut ainsi que nous laissâmes Chicago derrière nous, en riant comme deux idiots…

 

FIN



[1] Danse qui consiste, pour la danseuse, à se dépouiller progressivement de tous ses vêtements.